intellectica

2004/1, n° 38 pp. 7-14

Philippe DAGUE, Daniel KAYSER, François LÉVY & Adeline NAZARENKO

Introduction

Plus on réfléchit à la notion de cause, plus elle paraît obscure

Cette phrase, la première du chapitre sur la causalité d’un ouvrage récent [1] , les coordonnateurs de ce dossier la reprennent volon­tiers à leur compte. Nous pensions, comme probablement de nom­breux lecteurs, que même si nous ne nous étions guère souciés jusqu’à présent de définir précisément la cause, des experts l’avaient fait avant nous.

Or, ce qui paraît à peine croyable pour une notion constamment invoquée, que ce soit dans la vie quotidienne ou dans le discours scientifique et technique, le consensus entre experts sur une défini­tion de la cause est extrêmement faible.

Pour certains, la cause existe dans le monde indépendamment de toute observation, alors que pour d’autres, elle n’est que le fruit d'une tendance de l’esprit humain à analyser tout ce qu’il observe en ter­mes de causes et d’effets. Elle est consubstantielle à l’idée d’action, donc de libre arbitre, disent les uns ; elle garde tout son sens même si on contemple passivement les phénomènes, répondent les autres. La contiguïté spatio-temporelle de la cause et de son effet est pour les uns une condition nécessaire ; pour les autres, elle n’a qu’une valeur heuristique. Sa nature est tantôt considérée comme binaire : A cause ou ne cause pas B, et tantôt comme graduelle. Elle doit se manifester par un enchaînement nécessaire, même si celui-ci est sujet à des facteurs encore inconnus ; au contraire, elle ne peut se révéler que par des considérations probabilistes. La classification aristotélicienne en cause matérielle, formelle, efficiente, et finale reste à ce jour d’une totale pertinence, dit-on ici ; on doit la ranger au rayon des vieilles lunes, dit-on là.

Cette liste pourrait être prolongée dans d’autres directions : faut-il réserver la causalité aux phénomènes physiques, domaine où règnent des lois, et préférer parler de raisons dans le domaine des phénomè­nes mentaux, qui serait régi par des normes ? Doit-on nécessairement associer l’idée de cause à celle d’événements contrefactuels ? À un transfert de matière ou d’information ? Et peut-on en premier lieu dégager un « noyau conceptuel » unique de la notion de cause à travers les différentes disciplines qui en font usage, ou faut-il se résigner à une pluralité irréductible du concept ? Telles nous appa­raissent les principales caractéristiques sur lesquelles s’affrontent philosophes, épistémologues et autres experts ès causalité.

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Devant un tel paysage, il nous a semblé intéressant de faire le point, non pas sur la cause en tant que telle, mais sur le raisonnement causal. En effet, si l’essence de la notion de cause peut être renvoyée au rayon de la Métaphysique sans trop d’inconvénient, on ne peut pas faire l’économie d’une analyse du raisonnement causal. Quelle que soit la définition — ou l’absence de définition — que les cher­cheurs donnent à un énoncé du type «  A cause B », ils ne peuvent pas ignorer, particulièrement en Sciences Cognitives, que cet énoncé a des conséquences, et nous avons voulu rassembler dans ce dossier un échantillon de la façon dont on aborde, dans différents contextes, le raisonnement sur des énoncés de ce type.

Échantillon implique évidemment incomplétude ; il ne saurait être question de traiter de toutes les approches du raisonnement cau­sal. Mais un échantillon peut se prétendre représentatif ; nous n’avons pas cette prétention ici.

Le raisonnement causal est présent dans bien d’autres disciplines que celles couvertes par les coordinateurs du présent dossier (en l'occurrence, l’Informatique et le Traitement Automatique de la Lan­gue) et celles auxquelles ses contributeurs se rattachent. Si l’on considère que le raisonnement causal fonde toute activité de prévi­sion ou de diagnostic (où l’on recherche les effets à venir ou l’origine des phénomènes observés), on comprend que bien d’autres disciplines sont concernées : cette forme de raisonnement est en effet à l’œuvre en Médecine (diagnostic et thérapeutique), dans les domai­nes juridique (recherche des causes et des responsabilités), économi­que (prévision et planification), historique, et plus généralement dans les Sciences Sociales. L’évolution de la notion même de raisonne­ment causal est de surcroît un élément fondamental de l’Histoire des Sciences.

Ce dossier propose donc un éclairage partiel, à travers quelques disciplines, au sein desquelles seuls un ou deux points de vue sont représentés. Ces quelques articles, par leur diversité même, montrent cependant la complexité de cette notion de raisonnement causal.

Malgré cette incomplétude assumée, nous espérons que ce dossier constituera une bonne introduction à cette problématique et donnera au lecteur l’envie et quelques pistes pour s’intéresser par lui-même à tel ou tel aspect de la causalité.

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Les contributions à ce numéro se laissent grosso modo répartir en deux sous-ensembles, selon qu'elles prennent un point de vue interne ou externe sur le raisonnement causal, i.e. selon qu'elles analysent comment des inférences causales peuvent être justifiées, formalisées, combinées, et quelles propriétés en découlent pour les systèmes ainsi obtenus, ou bien qu'elles se focalisent sur l'intuition que des êtres humains ont de la causalité, ce qu'ils en disent, la façon dont ils s'en servent.

Le point de vue externe est par nature le plus accessible aux lec­teurs, aussi notre introduction aux quatre contributions qui lui cor­respondent peut demeurer très brève ; tout au plus signalerons-nous une difficulté qui leur est commune : pour étudier comment des humains perçoivent la causalité, encore faut-il pouvoir dire quelles sont les limites de la notion, c’est-à-dire à quoi l'on reconnaît qu'il s'agit bien de cela. Chacun répond selon la tradition de sa discipline.

La question est abordée en premier par le matériau linguistique. Dans la mesure où la langue est en effet le canal privilégié par lequel un fait est donné comme la cause d’un autre, Gaston Gross et Adeline Nazarenko s’interrogent en premier lieu sur la possibilité de fonder linguistiquement une définition de la notion de cause. Ils donnent un aperçu de la diversité des moyens que la langue exploite pour exprimer des relations de cause à effet, et décrivent plusieurs systèmes de catégorisation des causes (factuelle ou non, impliquant un agent humain ou non, explicite/implicite, …) qui font toute la richesse de l’expression de cette notion. En soulignant la part de l’implicite dans l’expression de la causalité, ils mettent en évidence l’importance du raisonnement causal dans l’interprétation des énon­cés : celui-ci se manifeste alors non plus par un indice lexical ou grammatical, mais « en creux », par l'impossibilité de comprendre le texte sans supposer que les interlocuteurs partagent la connaissance d'une relation causale. Agata Jackiewicz raffine la description des interactions entre causalité et interprétation en analysant la place qu’occupe la causalité dans l’argumentation. Elle s’intéresse de ma­nière privilégiée à la manière dont le locuteur prend en charge l’affirmation d’un lien de causalité. Il peut le prendre à son compte ou le faire assumer par un tiers, le mettre en doute… mais le sujet parlant est toujours présent dans l’énonciation d’un fait causal. Ces deux articles soulèvent un problème central pour l’étude de la causa­lité, et défendent le point de vue selon lequel la causalité porte en elle la trace d’un sujet.

Deux autres articles s'intéressent à l'intuition de la causalité que peut avoir un individu à propos du monde physique. Tous deux sont le fait de didacticiens, pour qui la question a une importance pratique évidente pour l'enseignement. Dans leur perspective, la causalité a un statut ambigu : elle appartient plutôt à un domaine pré-scientifique, qui certes ordonne les relations entre phénomènes et intervient pour expliquer ou guider la prévision, mais n'est pas naturellement testa­ble ou validable. Pour le pédagogue, le psychologue, la perception de la réalité est construite, des conceptions – plus ou moins justes – des relations causales participent à cette construction, et peuvent être tout aussi bien un obstacle qu'un guide à l'appréhension scientifique. Andrée Tiberghien s'intéresse en particulier à l'économie des conceptions causales naïves d'adolescents, et aux démarches qui peuvent faire construire des concepts physiques plus justes malgré ces conceptions naïves. Frank Jamet, Denis Legros et Béatrice Pudelko s’inscrivent dans une double lignée : celle des travaux de Piaget, l’émergence progressive et « par stades » de la notion de causalité dans le monde physique (dans le cadre de l’étude du déve­loppement intellectuel des enfants), et celle de la sémantique cogni­tive. En s’appuyant sur l’exemple de la compréhension du système physique de la bicyclette, et en confrontant les dessins et les produc­tions langagières d’enfants, les auteurs cherchent à mieux cerner le rôle de la causalité dans la compréhension de systèmes mécaniques. Ils introduisent ce faisant une autre question, particulièrement perti­nente chez de plus jeunes enfants : peut-on identifier les conceptions causales disponibles à celles qui se laissent exprimer comme telles dans le langage ?

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L'article de Max Kistler se situe à la charnière entre les deux par­ties de l'ouvrage. Pour un philosophe, il importe de savoir ce qu'ap­préhende exactement la notion de causalité. Il critique les concep­tions les plus répandues de cette notion : la lier à celle de contrefac­tuel (affirmer que A cause B équivaut à dire que si A ne s’était pas produit, B ne se serait pas produit non plus), à celle d’intervention (pour que A cause B, il faut qu’un agent puisse utiliser A comme moyen pour obtenir B), ou à celle d’accroissement de probabilité (chaque fois que A se produit, la probabilité que B se produise aug­mente). Pour lui, en effet, ces conceptions définissent davantage la régularité nomologique que la causalité. En revanche, il défend une conception objective : « ce qui fait qu'un événement a est la (ou une) cause de l'événement b, c'est le fait que quelque chose soit transmis, ou transféré, entre ces événements », ce « quelque chose » étant une quantité d’énergie ou autre grandeur conservée physique.

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Quelles que soient les controverses sur l'essence même de la cause, les manifestations du raisonnement causal abondent, tant dans la vie quotidienne que dans des activités spécialisées. Ce qu'il im­porte de dégager, c'est l'existence ou non, derrière ces manifestations multiples, de quelques formes génériques, et c’est ce à quoi s’efforcent les trois dernières contributions de ce dossier. Comme la logique mathématique a su mettre à jour des formes valides de rai­sonnement indépendantes du contenu auquel il s’applique, cette recherche des formes du raisonnement causal impose une rigueur particulière, et les auteurs n’ont pas pu épargner complètement au lecteur une certaine technicité, intrinsèquement liée à toute tentative de formalisation du raisonnement.

Un récent livre de Judea Pearl [2] proclame que si la notion de causa­lité a si mauvaise presse dans les sciences « dures » alors qu’elle est utilisée, y compris dans ces sciences, d’une façon si fré­quente, c’est parce que le langage des équations ou celui des proba­bilités sont, à eux seuls, incapables d’en rendre compte. Pour lui, il existe bien un formalisme mathématique adapté à cette notion : c’est celui de la théorie des graphes qu'il faudrait utiliser pour compléter les précédents. Le texte de Bruno Lecoutre conteste cette affirmation, tandis que ceux de Philippe Dague et Louise Travé-Massuyès d’une part, et Daniel Kayser et François Lévy d’autre part s’inscrivent plus ou moins explicitement dans le cadre préconisé par Pearl.

Il aurait été intéressant de rapprocher le texte de Bruno Lecoutre d'une intervention de biologiste ou de médecin. Sans prétendre à cette compétence, on peut rappeler quelques éléments du paysage scientifique dans lequel son questionnement s'est construit. Un exemple archétypique de la notion moderne de causalité apparaît en effet au dix-neuvième siècle dans ces disciplines avec la découverte des microbes. S'impose en peu de temps l'idée que chaque maladie est amenée par un agent pathogène spécifique, qu'elle a une cause précise et isolable, repérée en tant que telle par son caractère exo­gène. Cette vision de principe guide une recherche scientifiquement fertile, puisqu'un nombre considérable d'agents infectieux sont iden­tifiés en quelques décennies.

Le schéma causal fonctionne doublement. D'une part, il fonde une différence entre la maladie et ses signes (symptômes, syndro­mes) et valide une classification des maladies (infectieuses) en fonc­tion de leur cause. D'autre part, il organise les moyens d'action : pour supprimer l'effet (la maladie), il faut empêcher ou supprimer la cause. C'est autour de trois moyens d'appliquer ce principe que sont organisées trois innovations essentielles pour la santé de la popula­tion : la vaccination, l'hygiène, puis les antibiotiques, qui manifestent l'efficacité et l'importance sociale de cet archétype causal.

Or pendant longtemps le lien qui lie la cause à l'effet reste in­connu : on ne sait pas comment tel bacille produit telle maladie. Avec le temps et les connaissances nouvelles, la vision du lien causal va évoluer : les agents pathogènes ou les médicaments interagissent avec le contexte – facteurs génétiques ou facteurs conjoncturels – et entre eux. L'analyse des observations se complexifie d'autant : face à des ensembles de cas non reproductibles, la statistique construit des instruments pour repérer ou valider le lien de cause à effet. Ce sont ces instruments que Bruno Lecoutre expose, pour introduire une discussion actuellement vivace : comment l'observation de corréla­tions peut-elle révéler des causes et étayer la construction d'actions correctrices, alors même que les situations dans lesquelles il est question d'agir ne sont pas reproductibles – et comment la notion de causalité est-elle transformée par ces techniques d'observation ? Les arguments en jeu ont une assez forte technicité ; aussi les trois pages de François Lévy qui précèdent le papier visent à donner au lecteur peu à l'aise avec les statistiques les points de repère indispensables.

L'article de Louise Travé-Massuyès et Philippe Dague dessine, si l'on peut dire, un paysage causal des sciences pour l'ingénieur. Pre­mier trait, les phénomènes y sont en principe reproductibles. Plus exactement, même si certains ne le sont pas (par ex. un accident), ils combinent des éléments analysables et que l'on peut décrire par des lois. C'est sans doute là une différence de poids avec la situation précédente : le dispositif que l'on cherche à analyser est une combi­naison de phénomènes simples assez bien connus, mais c'est leur combinaison et leur interaction qui pose problème.

Les phénomènes simples sont décrits par des lois – équations d'équilibre ou équations différentielles contraignant l'évolution – souvent justifiées par des modèles théoriques (p. ex. la circulation des fluides dans un tuyau, les échanges thermiques), parfois empiri­ques (charge de rupture d'une poutre). Un exemple banal de combi­naison et d'interaction difficile à maîtriser est le circuit de chauffage d'un immeuble : il n'implique aucun phénomène physique inconnu, mais on ne sait pas prédire si la température sera uniforme dans tout l'immeuble. Dans ce type de situations, l'ingénieur utilise souvent, conjointement avec les équations, des analyses du type cause-effet pour orienter les modifications ou maintenir une situation en évolu­tion dans des limites acceptables.

On est alors devant un paradoxe : les équations physiques ne sont pas orientées causalement (elles ne privilégient pas un sens de pro­pagation des causes vers les effets), mais la causalité est très présente dans le travail de l'ingénieur et semble un outil dont on ne peut se passer dès que la combinaison des lois simples devient inutilisable. Le passage de l'un à l'autre – de systèmes d'équations à des descrip­tions causales utilisables – a fait l'objet de recherches dans la com­munauté du raisonnement qualitatif depuis une vingtaine d'années, recherches qui portent autant sur l'interprétation des équations que sur le calcul. Ce sont les éléments de cette discussion dont les deux auteurs s'efforcent de rendre compte.

Enfin, l’article de Daniel Kayser et François Lévy porte spécifi­quement sur la possibilité de conduire automatiquement des inféren­ces causales. Dans le but de conduire des raisonnements de sens commun, les chercheurs en Intelligence Artificielle ont tenté une gageure : donner une description intuitivement fidèle de situations réelles, et calculer automatiquement les inférences qu'en aurait tirées un être humain. Dans ce problème, les propriétés du calcul sont aussi importantes que la sémantique qui explicite ce qui est modélisé. C'est l'aptitude à faire des inférences différentes selon les nuances de la situation qui valide un formalisme.

Ici aussi, cerner le champ de la causalité ne va pas de soi. Entre les travaux qui développent explicitement un calcul basé sur des relations du type A cause B et d'autres qui ne mentionnent pas le terme mais se focalisent sur les actions ou les explications, l'analogie est parfois très forte. Mais l'essentiel est ailleurs. On construit un calcul des conséquences pratiques dont on souhaite qu'il ait certaines propriétés. Sur certains points, celui-ci manque son but, par défaut (certaines conclusions manquent) ou par excès (d'autres sont inop­portunes), et ces difficultés informent sur le problème de l'inférence causale.

Nous espérons par ces quelques mots avoir ébranlé le confort de ceux de nos lecteurs, s’il y en a, qui ne voyaient en la causalité qu’une question académique pour futurs bacheliers, et leur avoir montré qu’il s’agissait encore, ou de nouveau, d’un problème plei­nement actuel. La causalité, malgré la formule provocatrice de Bertrand Russell, n’est pas une relique d’un âge révolu ; elle n’est peut-être pas non plus, n’en déplaise à Mackie, le ciment de l’univers, mais le raisonnement causal est profondément enraciné dans notre fonctionnement cognitif. C’est pourquoi il est plus utile que jamais de le caractériser et de mieux le comprendre, que l’on dispose ou non d’un modèle scientifique satisfaisant et complet des phénomènes sur lesquels on raisonne. Or les Sciences Cognitives apportent des moyens d’observation et d’analyse de nature à renou­veler notre compréhension de ce type de raisonnement. Les contri­butions rassemblées dans ce numéro en donnent, nous semble-t-il, une excellente preuve.

[1] Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault, Bertrand Saint-Sernin : Philosophie des Sciences (vol.II), Gallimard (coll.folio essais), 2002.

[2] Judea PEARL : Causality. Models, reasoning, and inference Cambridge University Press, 2000.

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