Prosodie, expérienciation, énaction
DOI: 10.3406/intel.2017.1860
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Dans cet article, je souhaite discuter la mesure dans laquelle la prosodie, ou mieux, les prosodies (suivant Firth 1948) contribuent de façon singulière et spécifique à l’énaction, à différents niveaux de clôture opérationnelle.
D'un côté, les prosodies (accentuations et leurs localisations, mélodie et ses variations, débit, ...) sont liées à la parole dans l'échange de façon non-éliminable, contrairement à la gestuelle, par exemple. Entendre de la parole implique d'entendre des syllabes, leur hauteur, leur intensité, et leurs variations ; cela n'implique pas de voir un visage ou des gestes (la dépendance langagière des appariements prosodies-gestes n'est pas en cause). Dans Simon & Auchlin (2004) nous décrivions les timings, indépendants les uns des autres, de paramètres prosodiques comme l'amplitude mélodique, la hauteur, l'intensité, le débit : les deux ou trois premières syllabes d'un tour de parole informent sur le genre du locuteur - de la locutrice, son âge, son engagement dans ce qu'elle dit, l'importance pour elle de son propos ou son intention. Le sens de l'énoncé complet n'est obtenu que bien plus tard. Le premier flux d'informations (prosodiques) encadre en quelque sorte le second (linguistique), qui peut, à sa complétion, intégrer ou non les informations prosodiques présentées.
D'un autre côté, il faut noter que l'une des dimensions prosodiques de base, le débit de parole (i.e. parole articulée et pauses) est à proprement parler une dimension partagée par le locuteur et son auditeur : on ne peut pas entendre plus lentement, ou plus rapidement ce que le locuteur articule. Certes, interpréter consiste entre autres à poser des hypothèses anticipatoires, mais leur déclenchement n’en repose pas moins sur le déploiement temporel de la chaîne syllabique.
Ceci est vrai également de tout observateur – analyste de discours, pour autant qu'il énacte ce discours (qu'il « entre dedans »), se transposant en participant virtuel de l'interaction à décrire. S'inscrire dans le maillage temporel de la parole en est une condition nécessaire.
Cela peut sembler d'une évidence triviale. De fait, cela n'a guère attiré l'attention des chercheurs jusqu'ici, à l'exception sans doute des interactionnistes (P. Auer, E. Couper-Kuhlen, F. Müller ; M. Selting ; J. Local, i.a.) qui décrivent avec minutie le jeu temporel des interactions verbales. Mais la posture théorique résolument descriptive de leur approche rejette toute conclusion théorique ou généralisation. Cette attitude leur demandant de décrire « objectivement » les événements de communication est contraire au positionnement phénoménologique d'une approche énactive, et à son inscription dans le paradigme du tournant épistémologique expérientialiste, tel qu'initié par Lakoff & Johnson (1980).
Je présente quelques cas remarquables d’énaction prosodique de l'expérience de sens en cours. Je vise par-là à faire apparaître les contributions des prosodies aux processus dont ils alimentent la clôture opérationnelle.
Pour citer cet article :
Auchlin Antoine (2017/2). Prosodie, expérienciation, énaction. In Bottineau Didier & Grégoire Michael (Eds), Langage et énaction: corporéité, environnements, expériences, apprentissages, Intellectica, 68, (pp.99-122), DOI: 10.3406/intel.2017.1860.