La kinéflexion : produire, exhiber, partager des actes vivants de pensée
DOI: 10.3406/intel.2017.1865
pour télécharger gratuitement
Tout énonciateur qui s’engage dans un processus de réflexion ou de narration orales produit des gestes d’idéation et d’argumentation (McNeill, 1992 ; 2005 ; Calbris, 2011). Ce faisant, il ou elle accomplit des actes corporels de conceptualisation. Les idées formulées ne sont donc pas seulement « exprimées » mais jouées (mises en acte) sur la scène sociale (Lapaire, 2014a). Concepts et raisonnements « prennent forme » (Arnheim, 1969) au travers de mouvements calibrés et coordonnés. Le regard, les mains, le corps tout entier, participent ainsi à la réalisation d’« actions conceptuelles» (Streeck, 2009). La fabrication et l’exhibition physiques de significations abstraites confèrent un haut degré de « palpabilité » (Talmy, 2000) à des processus mentaux qui resteraient sinon intangibles. Le terme de kinéflexion (ou kiné-pensée) que nous proposons renvoie à tout processus d’union du mouvement corporel et de la réflexion, ancré dans le langage mais dépassant ce dernier. L’hypothèse avancée ici est que les mécanismes de la kinéflexion, une fois nommés et montés en conscience, sont exploitables en situation d’enseignement-apprentissage. Des stratégies peuvent être conçues qui reposent sur une coordination étroite d’actions physiques et d’actions mentales ou symboliques (Goldin-Meadow, 2003 ; Kendon, 2004). Des actes « vivants » de réflexion (Jousse, 1974), « orchestrés et chorégraphiés par le corps humain » (Asher, 1972) méritent d’être encouragés. Une pédagogie kinéflexive doit être en phase avec la cognition ordinaire, puisque « la mise en acte corporelle de concepts et de connaissances » (Lindgren & Jonson-Glenberg, 2013) est inscrite dans l’être humain et le fonctionnement de son langage. Cependant, la mise au point de stratégies incarnées et énactées de compréhension, sollicitant volontairement des « formes chorégraphiées de la pensée » (Forsythe, 2013) n’est pas sans présenter de défis, ainsi qu’en attestent un ensemble de micro-expérimentations en pédagogie universitaire, dans des domaines aussi diversifiés que la biologie cellulaire et l’astrophysique (Rollinde, 2015a), la médecine (Roze, 2016), la grammaire, la pragmatique et la morphologie (Lapaire & Masse, 2006 ; Lapaire 2016 ; 2018).
Pour citer cet article :
Lapaire Jean-Rémi (2017/2). La kinéflexion : produire, exhiber, partager des actes vivants de pensée. In Bottineau Didier & Grégoire Michael (Eds), Langage et énaction: corporéité, environnements, expériences, apprentissages, Intellectica, 68, (pp.193-224), DOI: 10.3406/intel.2017.1865.